Eve Luquet

textes


Le contenu du travail d’atelier, quel est-il ?

Ce travail , le plus souvent en noir et blanc, a longtemps été inspiré par la nature, les éléments, l’eau, le vent, le monde végétal, le mouvement perceptible à travers les matières naturelles. Il tente d’exprimer le souffle de la Vie, dans sa diversité.
Pour moi le monde est une sorte de tissu vivant, un Tout dont l’apparence prend des formes variées et changeantes, et dont nous, humains, faisons partie parmi beaucoup d’autres êtres.
Le monde me nourrit mais je ne cherche pas à le « représenter » : La peinture vit quand il reste une part de mystère, quand ce qui est vu ne peut être totalement identifié, en reste au stade de l’évocation, et laisse à qui regarde toute latitude de rêver. Avec le temps, la représentation est devenue de plus en plus elliptique.
Par ailleurs la lumière a toujours été en quelque sorte le centre de mon sujet. Au début lumière venant des fenêtres, se posant sur les objets, puis traversant l’herbe ou l’eau, puis lumière jaillissant de l’intérieur du tableau. Lumière sujet traversant nos obscurités. Cela fait partie des choses qui s’imposent de l’intérieur, de façon inconsciente d’abord, puis, quand on en a pris conscience, que l’on assume.
Désireuse de développer, par le fait de lui donner forme, ma compréhension du monde, j’éprouve la nécessité de dire l’essence plutôt que l’apparence ; l’essence de la Vie, de la nature, de l’homme, avec la présence charnelle de la matière vibrante, et notre aspiration intérieure, spirituelle, à la lumière.
Cela ne va plus prendre la forme de la chose, mais plutôt exprimer mon émotion devant le monde. L’objet pictural lui-même (gravure, dessin ou peinture) devient un élément du monde et porteur de l’émotion. C’est une forme d’accès à la réalité qui est plus proche du rêve ou de la poésie que de l’observation. Les formes, traits ou couleurs deviennent une analogie, une équivalence vibratoire de celle vécue dans la vie.
Et cela ne peut « marcher », c’est à dire toucher un autre être humain, que si il y a une « justesse », une qualité interne de l’image. La recherche de la Beauté, pour employer les grands mots. Notre but à tous, je suppose.
Ce travail est fondamentalement un travail de la main ; c’est un choix très conscient et volontaire de ma part ; il passe par l’utilisation des outils dits traditionnels : crayon, pinceau, encre, pointe-sèche, outils dont la trace garde la subjectivité du geste, et crée une matière que je reconnais comme vivante, trace où s’inscrivent la spontanéité, l’élan, les hésitations, au contraire des procédés mécaniques qui ne me touchent pas de la même façon.
D’autre part chaque matériau apporte un rendu différent, et aussi une coloration différente ; Ce qui peut être fait en pointe-sèche ne pourra jamais être fait à l’encre ou au crayon, et réciproquement.
C’est donc en obéissant à un besoin intérieur que je choisis un outil ou l’autre.

Si on me demande les noms de ceux qui m’ont particulièrement marquée, nous sommes les résultats d’une histoire, au jour d’aujourd’hui ceux qui me viennent : Turner, Cezanne, Nicolas de Staël, l’abstraction lyrique americaine, surtout Joan Mitchell et Rothko. Dans les contemporains : Alexandre Hollan, (découvert grâce à des amateurs qui disaient la ressemblance entre nous).

Eve Luquet, mai 2015

Texte de Bernard Pignero
Eve Luquet et les miroirs sans tain 
Le risque auquel s’exposent les artistes qui possèdent bien une technique pour l’avoir longuement apprise et exercée, c’est le cas d’Eve Luquet avec la gravure et plus généralement avec toutes les formes de compositions procédant du trait, est de donner d’abord à voir la maîtrise de leur art. Risque rassurant à court terme pour l’amateur qui vérifie d’emblée qu’on ne se moque pas de lui. Il faut vivre avec un tableau pour s’assurer qu’il donne vraiment ce bonheur profond et stable qui s’apparente plus aux longues affections qu’aux coups de foudre. Comme l’union libre autorise des mariages à l’essai, on devrait se mettre en ménage pendant quelques mois avec une œuvre d’art avant d’être certain qu’elle va marquer une vie entière de son rayonnement particulier. Car c’est bien à un divorce, à une répudiation que s’apparente la déception d’un tableau qu’on ne regarde plus et à une trahison de sa part, la désaffection de son acquéreur pour une œuvre qui a cessé d’émettre ses ondes bénéfiques. Mais c’est aussi un des mérites de cette « drague » permanente qu’exerce le collectionneur, de lui révéler de durables amours où il n’attendait qu’un flirt.
L’art d’Eve Luquet n’est pas mondain, encore moins racoleur. Son monochromatisme le rend volontiers austère. La facture en est toujours professionnelle et l’ambition figurative mesurée laisserait supposer un refus du lyrisme, en tout cas de l’emphase, de nature à laisser présager à tort une relation de simple courtoisie entre l’œuvre et celui qui la regarde. Tout dépend en fait de la durée de la contemplation. Pas de la profondeur du regard - l’intelligence trouve dans la composition et dans le traitement tout ce qu’il lui faut pour se satisfaire – mais plutôt de son abandon, de sa disponibilité, donc d’un recours confiant au temps et à ses vertus.
On se regarde dans un tableau comme dans un miroir. La réflexion s’y exerce dans toute son ambiguïté. On n’y voit donc d’abord que sa propre image, autrement dit sa propre vision du monde. Plus fidèlement le tableau renvoie la lumière du jour – peu importe qu’il s’agisse des ténèbres de la nuit - plus il vous conforte dans votre perspicacité et vos aveuglements spécifiques, et moins il vous est utile, passé le premier instant de satisfaction narcissique. C’est ici qu’entre en jeu le véritable mérite de la maîtrise technique. Eve Luquet est de ces artistes qui savent encore fabriquer des miroirs sans tain. On s’y voit certes - sinon à quel titre pourraient-ils prétendre refléter la réalité ? – mais on y devine surtout qu’au-delà du visible immédiat, le réel est beaucoup plus mystérieux, beaucoup plus complexe et riche que la vie moderne ne le laisse croire. L’ambition d’Eve Luquet ne consiste pas dans une distorsion systématique de la représentation, rien qui se réclame d’un terrorisme radical que seuls les grands révolutionnaires de l’art sont à même d’exercer sans s’exposer à en être les premières victimes. Son travail est plus insidieux, plus fraternel aussi, mais obstiné à vous demander chaque fois qu’il capte votre attention, si vous avez bien observé que derrière la monotonie rassurante de la succession des jours et des nuits, vibrent d’autres raisons de continuer à vivre.
Dans cet immense champ d’expression qui s’ouvre derrière les apparences, Eve Luquet a ses dilections, ses obsessions, ses succès assurés et ses remises en cause insatisfaites. Ceux qui ont la chance de suivre un artiste dans la période où les intuitions inquiètes des débuts font place aux incertitudes positives de la maturité, accompagnent chacune des étapes de son évolution d’un émerveillement renouvelé. Ici, pas de victoires spectaculaires, pas d’avancées décisives qui oblitèrent les acquis d’une péremption ingrate. Mais une longue et rigoureuse méditation sur les formes et plus encore sur le vide interstitiel, procédant souvent par séries jusqu’à l’exhaustion (hier des bols à satiété, aujourd’hui des paysages en clair obscur) qui lui a ouvert des voies que bien des graphistes plus démonstratifs n’ont pas pris le temps ou n’ont pas eu la patience d’explorer. Elle sait, par exemple, montrer avec la force retenue des évidences, des manifestations du réel aussi impalpables que le déplacement lourd et résigné de l’air sous l’effet du vent, le silence dans lequel s’inscrit le chant d’un oiseau, la dilution des ombres portées dans la nuit tombante, l’acharnement du végétal à revendiquer des contours non conceptuels ou le sourd combat du ciel et de la terre pour annexer l’horizon, et des dizaines d’autres simples merveilles qui vous facilitent beaucoup plus la vie de tous les jours que bien des gadgets réputés indispensables.
Existe-t-il une relation de cause à effet entre cette écriture de plus en plus cunéiforme et son discours d’une mystérieuse netteté ? Le trait, déjà dans les gravures plus anciennes, avait moins pour fonction de délimiter des espaces que de les scarifier, comme s’il cherchait à en faire sourdre la matière. Ici, il s’astreint à dire d’un même signe le visible et l’impalpable. Le traitement est identique, qu’il s’agisse de l’herbe, du feuillage, de la terre, de l’ombre et de l’air. Rien n’indique donc que ces paysages soient nocturnes. C’est nous qui y voyons la magie du crépuscule ou de l’aube. Ne faut-il pas y reconnaître une démarche beaucoup plus ambitieuse qui viserait ni plus ni moins qu’à recréer le monde. Pas à partir du chaos ordonné par la lumière mais sur les bases d’une uniformité moins conflictuelle. Un monde dont la nature ne serait pas l’origine mais la seule réalité avérée. Un monde qui compterait moins avec le temps qu’avec la matière.
On peut observer, quand on connaît un peu le travail d’Eve, une tendance à répertorier toutes les possibilités d’une approche systématique du réel, puis de tenter un greffage dans la même texture, donc une fusion dans cette unité, d’un élément humain, saisi, semble-t-il, plus dans une attitude que dans une affirmation. Ainsi, dans une prairie ou sous des frondaisons, quand les règles internes de leur création semblent bien établies par ces approximations successives que permet le travail par séries, peut surgir une silhouette humaine, comme si elle procédait du règne végétal. Elle ne s’en distinguerait pas pour revendiquer une personnalité autonome mais serait au contraire impliquée dans l’ordre apaisant de cette nature recomposée. Ce qui signifierait que les paysages d’Eve Luquet sont en fait des anti-paysages puisqu’ils ne sont pas proposés pour une lecture dominatrice, civilisatrice mais à l’opposé, comme l’essence même d’une réalité dont la raison humaine nous condamnerait à être exilés. Le paradis terrestre ? Peut-être. Mais certainement pas celui qui attend l’homme en tant que créature suprême. Il ne s’agit pas de relire et de commenter la Création mais bien de chercher à en reconstituer intuitivement les mécanismes. L’artiste est cet inventeur téméraire qui se fie plus à l’empirisme d’un travail sur la permanence des choses qu’à une réflexion philosophique sur la vie. Ainsi, la présence humaine, dont quelques uns de ces tableaux portent la trace, ne doit pas être un prétexte à nous y sentir davantage « chez nous ». Les chemins ne sont pas plus tracés par une volonté humaine que les arbres ne sont plantés de main d’homme. Et si un pan de mur, une ruine, se profilent parfois dans l’ombre, ce n’est pas en tant que vestiges de l’activité des hommes qu’ils ont droit de cité dans ce monde si étrangement familier, mais pour témoigner d’une capacité supérieure à la nôtre d’y accomplir leur assimilation, j’allais dire leur rédemption.
Personne ne sait comment un artiste atteint ce point d’équilibre miraculeux et toujours instable où l’affirmation efface le doute dont elle procède. Personne ne peut dire de quelles souffrances se nourrit la quiétude apparente d’une œuvre, ni de quelle énergie joyeuse s’autorisent certaines plages d’amertume. Qui dira à quelle lumière intérieure sont dues ces visions crépusculaires d’une nature trop bien étrillée pour être véritablement docile ?   Ce que l’on peut observer, c’est que les artistes finissent toujours par ressembler à leur création. Eve Luquet est calme, taciturne, volontaire, constante… Il y a de l’anxiété dans sa façon d’être belle par inadvertance. Mais comme chez les meilleurs de ses contemporains, artistes qui ont craint longtemps de n’avoir que leur jeunesse à opposer aux désillusions du monde, je vois de plus en plus en elle les signes d’une prise de responsabilité que nous ne sommes plus capables d’assumer. Reconnaîtra-t-on un jour que ces marginaux d’excellente compagnie ont rempli scrupuleusement une mission dont notre insouciance les avait investis sans leur en laisser le choix ? Et qu’ils l’ont menée à bien dans la solitude, souvent dans le dénuement et presque toujours en dépit d’une indifférence qu’une œuvre qui allie l’élégance et la gravité de celle d’Eve Luquet pourrait nous reprocher longtemps ? Elle n’en usera jamais avec complaisance, l’honneur d’un créateur est à ce prix, mais avec une urbanité qui diffuse obstinément la lumière d’une tendresse retenue.
Bernard Pignero – avril 2004
 
 Bernard Pignero - Né en 1947 - Vit dans le Gard et la Somme.

 

 

ARTICLE d’EMMANUEL PERNOUD dans "Les Nouvelles de l’estampe" en 1995:

La sphère claire

Dans ses écrits Alberto Giacometti parle d’une certaine clairière, qu’il nomme aussi sphère claire : " je me voyais dans une étrange clairière, un espace vaguement circulaire de couleur générale feuilles d’automne, dont les limites assez rapprochées se perdaient dans une atmosphère dense et légère en même temps, et très douce. " Cette sphère claire, nous la retrouvons tout au long des dernières gravures d’ Eve Luquet. Elle perce derrière un rideau d’arbres, elle tombe sur un parc ou un bois touffu. Parfois elle est vide, seulement visitée par des oiseaux qui s’ y livrent à des ballets tournoyants. Plus souvent elle entoure un être solitaire - grand-père, femme assise, violoniste, petite fille - qui forme une tache noire au centre. sans qu’on sache si cette sphère claire est une émanation du personnage, à la façon d’une auréole, ou bien, une lumière extérieure.
Tout autour de la sphère claire, il y fait un noir d’encre. Chez Eve Luquet, le fond des gravures est intensément travaillé. Ce travail n’est pas la hachure ordonnée des graveurs classiques : C’est un fouillis, un fouillis consciencieux, si l’ on peut dire, tout en rayures, en griffures, en zébrures. Après avoir découvert le sujet principal - bien au centre, impossible à manquer - c’est ce fond que l’oeil aborde. Il est vertigineux, vaste comme un gouffre, haut comme la voûte des arbres au-dessus d’un chemin.
En général, les graveurs et les dessinateurs font porter tous leurs efforts sur le motif principal. Le fond reste un fond : ce qui met en valeur la figure. Dans les gravures d’ Eve Luquet, le fond semble avoir accaparé la main du graveur qui l’ a repris sans cesse, qui l’ a tissé à l’ endroit et à l’ envers.
Ce fond raconte-t-il une histoire ? Met-il du décor : des maisons, des vallées, une ligne d’horizon ? Non : rien qu’une épaisse forêt de lignes.
Entre ce fond tourmenté et la silhouette menue se loge la sphère claire. Cessez-le-feu, mystérieuse accalmie, elle a la couleur de la virginité : le blanc. Un blanc qui fait doucement briller la surface du papier japon.

Emmanuel Pernoud
Les nouvelles de l’ Estampe, mai-juin 1995

 

 


Parole d’un graveur, à d’autres graveurs, à propos du numérotage.


Ma technique de gravure n’autorise qu’un petit nombre de tirages, puisque je travaille exclusivement à la pointe-sèche, à part de très rares petites reprises au burin.
Quand j’imprime une pointe-sèche, vient un moment où la « barbe » commence à être écrasée par la pression. La qualité des contrastes et de l’impression commence alors à baisser et il faut arrêter l’édition. Il est impossible de savoir à l’avance quand cela va arriver, c’est différent d’une plaque à l’autre, mais étant donné la façon dont je grave, avec des éléments très gestuels et légers, mes gravures « tiennent » pour quinze ou vingt exemplaires seulement, et pour certaines ce sera bien moins. J’atteindrai rarement les 15 exemplaires !

En quarante ans (j’ai commencé en 1976), ma façon de graver a eu le temps d’évoluer pour arriver à mes pratiques actuelles :
_ Je reprends un cuivre ancien et le retravaille de façon différente, parce que mon oeil a changé.
_ J’utilise un tirage de gravure pour l’intégrer à une oeuvre qui va englober du dessin, de la peinture ou du collage, marouflés sur toile.
_ Je fais quelques tirages, cinq ou six, avant la première exposition, je n’ai pas le temps d’en faire plus, je préfère faire une gravure nouvelle. Et quand je voudrai refaire des tirages, si j’ai vendu les premiers, j’aime pouvoir retoucher la plaque.
_ J’aime faire pour une même gravure des impressions différentes, nous savons à quel point une même plaque peut donner des tirages très différents !
_ Quand j’imprime une gravure composée de plusieurs petites plaques sur un même papier, j’aime pouvoir jouer sur la composition et varier l’ordre des plaques, cela donne à chaque fois un résultat nouveau.

Depuis des années je me suis conformée aux usages et habitudes du marché, et je numérotais à dix ou quinze exemplaires. Ces dernières années, de plus en plus, j’ai vécu le numérotage comme un carcan, quelque chose qui m’empêche de travailler selon mes exigences intérieures...
Je vends mes gravures par principe à des prix très abordables, entre 80 et 200 €, à des personnes qui les aiment, qui ont envie de vivre avec elles, loin de tout objectif de spéculation.
J’ose dire qu’à mon âge, je commence à me sentir plus libre de faire les choses comme je les sens, d’une façon qui corresponde à mon désir profond.
Voilà pourquoi j’ai décidé en 2015 de ne plus numéroter mes gravures.


Eve Luquet, Monoblet, mars 2016